Legs
30/07/19

Luki, 5°39′ S, 13°04′ E

Sept heures de route. Superbe. Toujours superbe. La savanisation prend cruellement corps entre Mbanza Ngungu et Matadi (une des raisons pour lesquelles ULB-Coopération soutient des projets de reboisement, d’ailleurs), mais les paysages restent majestueux. Les lumières tropicales d’après pluie font briller les monts. Des gens, partout. À pied le long des routes, à moto, en voiture, entassés dans des bus surchargés.  Des camions qui s’affaissent sous des chargements débordant de partout. Les clichés. Çà et là, en bord de route, des étals. Ou brusquement, en haut d’une montée de la route principale, un agglomérat de vente d’oranges.  Le monde s’arrête, on fait son marché d’agrumes sous la lourde chaleur. Des effluves de décomposition et de diesel brûlé saturent l’odorat. Plus loin d’énormes cimenteries saupoudrent une pellicule blanche des kilomètres à la ronde. L’Angola est tout proche.  Matadi. Le paysage est rocailleux, en pentes abruptes, un fleuve énorme, la pagaille sur la route, les gens et les véhicules se confondent. Les checkpoints variés.  Officiels, officieux, obligés ou facultatifs. Des équations dont les inconnues m’échappent mais que les habitants maîtrisent. J’obéis docilement aux conseils plus ou moins directifs de mes collègues locaux.

Après la route, on emprunte durant une trentaine de minutes un chemin boueux et tortueux.  Les compétences du chauffeur et de son 4×4 sont mises à l’épreuve.  On monte dans une forêt magique. Oui, clichés, encore.  C’est la réserve de biosphère de Luki, un écrin, un joyau, ça dépend de l’échelle où l’on se place. Une forêt tropicale primaire (enfin, pour partie seulement, m’expliquera-t-on) qui s’étale sur 3.400 ha.  Un mythe, presque !  Un écosystème relativement inédit, un concentré de biodiversité.  Malgré l’espace, on y cuit à l’étouffée.  A la chaleur se couple maintenant l’humidité.  On traverse un « camp », village très rudimentaire aux bâtiments minimalistes où vivent plusieurs centaines de personnes, coupées du monde.  Plus loin, quelques étudiants agronomes en stage à l’INERA (Institut National pour l’Étude et la Recherche Agronomiques).  Enfin, les bâtiments de l’institut, désuets et décrépits.  Pourtant, la magie perdure.  Ici ont dû passer des scientifiques de renom, le site est classé par l’UNESCO depuis 1976.  Le directeur nous accueille, souriant, affable.  Agronome docteur en sciences forestières, il m’intrigue.  Son prénom, Tolérant, lui sied comme un gant, un calme solide émane de lui.  Placide ou Bienvenu étaient aussi adaptés.  Je me découvre une brève fascination pour les prénoms contextuels.  Je renomme silencieusement les collègues, Joyeux (facile), Discret, Exubérance, Patience…  Je m’arrête et décortique les noms de certains collègues congolais.  Vunzi, Kasereka, Nzanzu, Kahindo, Musubao… Tous ces noms qui indiquent la position dans la fratrie.  Tolérant nous guide, il règne sur des bâtisses déliquescentes et du papier jauni.  Il est impossible de prendre pleine conscience des limites matérielles imposées à cet institut de recherche, j’en suis trop éloignée.  Une maigre bibliothèque contient des ouvrages pour la plupart obsolètes. Il n’y a ni internet, ni ordinateur, ni électricité. De l’eau ? Oui, de l’eau de pluie que l’on va chercher dans un seau.  Les bureaux sentent la poussière et l’humidité.  Sur certains d’entre eux, des revues scientifiques qui datent de bien avant l’indépendance du pays.  Ont-elles été bougées depuis ?  Je remarque une antique machine à écrire, mais son esthétique magnifique ne suffit pas à la rendre opérante. Un énorme rouleau, deux fois la largeur de la bête (on se demande pourquoi !), du papier carbone pour les duplicatas. Combien d’articles scientifiques ont pris corps sous ses lourdes touches ? Une demi-heure parcourue sur une piste au travers de la forêt, et un bon d’au moins un demi-siècle en arrière.  Les minutes comptent double ou triple.  Ça y est, c’est au cœur du majestueux Mayombe que le voyage temporel devient possible !

Et maintenant que je suis arrivée, comment combiner cette réalité avec les exigences des bailleurs ?  Comment avec les agricultrices et agriculteurs, apiculteurs et apicultrices et les ménages du coin, participer à l’amélioration de leurs conditions de vie beaucoup trop difficiles ?  Ces questions sont délicates, mais cela, c’est la suite de l’histoire.